La légende de Châtelaillon
Il y a très longemps, Châtelaillon était la capitale de l'Aunis. A
cette époque, toute rose sur des côtes basses et fuyantes, elle avait
grande allure. Sous un ciel d'une douceur incomparable, l'élégance s'y
étalait, les fêtes et les jeux atteignaient des chiffres records et les
louanges s'accumulaient sur la ville que toute le monde avait envie de
visiter.
Comme tout pays de bord de mer, Châtelaillon offrait la joie de
naviguer ou de pêcher le poisson. En toute saison, les marins et les
pêcheurs s'y cotoyaient nombreux.
Or, il arriva une singulière aventure à l'un d'eux. Brun, le visage
rond et expressif, il paraissait beau et athlétique. Son regard rieur
glissait sur toutes choses et il avait mille raisons d'être heureux.
Or, ce soir-là, visiblement, il n'était pas content, car après une
matinée particulièrement décevante, l'après-midi n'avait apporté à ce
pêcheur qu'une quantité de poissons qui ne présentait aucun intérêt. De
plus, notre homme venait de rêver sous un ciel sans nuages, si beau
qu'il le regardait encore dans son demi-sommeil. Quand il rouvrit les
yeux, frissonnant, le soleil n'était plus qu'à l'horizon.
Notre pêcheur fixa alors son attention sur des camarades qui, non loin
de lui, montraient une joie bruyante. Leurs chansons et leurs rires
semblaient aider les barques à glisser sur l'eau. Pour eux, la pêche
avait été excellente. Ils firent signe à notre homme qui répondit à
peine. Il s'ennuyait à côté d'eux, ne se sentant pas à l'unisson, et
d'ailleurs la pêche était finie. Il rama vigoureusement, louvoya au
hasard, s'éloignant de ses camarades heureux. Il allait mettre le cap
sur le rivage quand, soudain... il sentit un de ses filets s'enfoncer
dans la mer et sa barque plonger dangeureusement. Vite, croyant à une
sorte de retournement du sort, il se précipita et hissa le filet à
bord. Ce qu'il vit alors lui fit ouvrir des yeux immenses, mais il ne
put crier tant son gosier était serré. "Est-ce que je deviens fou ?"
murmura-t-il. Assise à l'arrière, en face de lui, encore prise dans le
filet, une jeune femme extraordinairement belle, à la figure pleine et
rose, encadrée de cheveux blonds, le regardait en riant tout en faisant
autour d'elle comme une auréole de poussière.
- Qui êtes-vous ? fit-il ahuri. Et pourquoi êtes-vous là ?
- Parce que vous venez de me pêcher !
Notre homme s'approcha doucement, regarda la jeune femme, pâlit et dit :
- Seriez-vous une sirène ?
La sirène lui répondit par un rire léger. Un silence se fit, pendant
lequel elle s'amusa à l'asperger d'eau de mer. Puis elle le regarda
d'un air espiègle. Enfin, s'impatientant, elle lui tendit les bras.
Alors notre pêcheur qui, dans sa vie de marin, avait affronté bien des
dangers, sentit la peur s'emparer de lui. Devant cet être singulier qui
venait des profondeurs de la mer et qui le regardait avec d'immenses
yeux dorés, sa bouche s'ouvrit toute grande, mais aucun son ne sortit.
Qu'allait-il faire ? Il se posait des questions peu claires et pensait
que la pêche d'aujourd'hui n;était vraiment pas une bonne pêche.
- Où voulez-vous aller ? finit-il par balbutier.
Les yeux brillants de la sirène eurent une lueur de malice et elle répondit, avec son petit rire flûté :
- Je ne sais pas.... chez toi, si tu veux bien...
- Chez moi ?
Notre pêcheur frissonna dans la fraîcheur du soir et, respirant profondément, répondit :
- Ce n'est pas possible !
- Vraiment ? fit-elle en fronçant les sourcils.
Elle se leva vivement et posa sa main sur celle de l'homme qui la
sentit glacée. Ce fut à cet instant qu'il pensa : "Mélusine", la fée
que, dans le Pays d'Ouest tous redoutent, car elle n'a point la
réputation d'être bonne. Alors, il se crut perdu et, sans plus
réfléchir ni attendre davantage, il la saisit dans ses bras et la
rejeta dans la mer. La sirène nageat quelques instants autour de la
barque qui tanguait dangeureusement. Avant de disparaître dans les
flots, elle riait encore, mais cette fois méchamment, et lança à notre
pêcheur figé et terrifié :
"Fin qui m'a prise, sot qui m'a lâchée,
Châtelaillon perdra chaque jour d'un denier."
Et la fée tint parole. D'abord l'eau bouillonnante de l'océan rongea la
falaise. Puis, un jour, d'épais nuages noirs couvrirent le ciel et une
tempête éclata, comme on n'en avait jamais vue en Aunis. On aurait cru
à une écluse qui s'ouvre et un déluge d'eau croula, accompagné de
tonnerre et d'éclairs. Les habitants de Châtelaillon se terraient dans
leurs maisons, terrorisés. L'air, les arbres, l'océan tremblaient. Ce
fut l'affaire de quelques secondes, un formidable raz de marée
engloutit toute la capitale de l'Aunis, la belle et riante ville de
Châtelaillon.
"C'est un méchant tour de la fée Mélusine", conclurent nombre de gens du pays qui n'avaient pas tort.
Il paraît que les jours de mauvais temps, on entend, venant du fond de
la mer, plus fort que le bruit des vagues et du vent, un
singulier tocsin : celui d'une vieille église immergée. Marin et
pêcheurs, bien sûr, guettent la sirène. Mais donc surprendre une fée...
Extrait des contes et légendes du Poitou et des Charentes
de Laurence Camiglieri, aux éditions Fernand Nathan.